C’est à l’âge de 37 ans que Jacques Doutaz a décidé de changer de vie et d’entrer au séminaire. Promis à un poste à responsabilité dans la Gruyère de son enfance, cet ingénieur forestier a en effet décidé de répondre à l’appel du Christ – le deuxième après un premier alors qu’il n’était encore qu’adolescent. Sept ans plus tard, ce natif d’Avry-devant-Pont vient de terminer sa formation et sera ordonné prêtre ce 30 juin, à 15h00, en l’église du Christ-Roi à Fribourg, où il achève son année de stage pastoral. Entretien sur le boulevard de Pérolles à quelques jours de l'événement.
Jacques Doutaz, vous allez être ordonné prêtre ce dimanche. Comment doit-on vous appeler désormais: Monsieur le curé, abbé Doutaz ou tout simplement Jacques?
Jacques, ce sera bien. Cela ne change pas, c’est mon prénom. Curé, on ne peut pas parce qu’en fait cela correspond à une fonction, c’est lorsqu’on est responsable d’une paroisse. Dans le canton, on avait toujours un village et un prêtre. Donc, souvent, ceux qu’on a connus dans la campagne fribourgeoise étaient curés. Du coup, on a tendance à appeler ainsi tous les prêtres. En réalité, ce n’est pas vrai. On est uniquement curé quand on a la charge d’âmes d’une paroisse, comme on dit. Moi, ici, je serai en fait vicaire.
Au terme de votre année de stage, vous allez continuer continuer à habiter dans la cure du Christ-Roi avec deux autres prêtres?
L’habitude, qui a changé au fil du temps, veut en effet que lorsqu’on commence le ministère, après l’ordination, on reste dans la paroisse où on a effectué notre année de stage, pour que tout ne soit pas neuf en même temps. On change un peu de statut mais pas de lieu. On connaît les gens, on a déjà créé les premiers contacts. De fin août à juin 2025, je serai donc ici. Solitaire de tempérament, j’y apprécie beaucoup le travail en équipe, que ce soit au niveau pratique et bien sûr pastoral. Les Apôtres étaient d’ailleurs douze. Pour la vivacité de la foi et les échanges humains, c’est positif d’être en équipe.
«Je dis toujours en rigolant que c’est peut-être une vendange tardive d’un cépage précoce.»
Et ensuite, qu'est-ce qui vous attend?
Normalement les nominations se font pour une période de 5 ou 6 ans. On peut même faire plusieurs périodes au même endroit. Après, c’est clair que plus il manque de prêtres, plus les exceptions deviennent nombreuses. Il suffit qu’il y ait un décès quelque part et une place qui se libère où il faut donc mettre quelqu’un. Les jeunes prêtres peuvent alors être appelés à aller là où on a besoin d’eux. Donc de la prévisibilité, je n’en ai pas beaucoup. Mais, pour cet automne, je sais que je serai là.
Le 7 juillet, il y a votre première messe solennelle à Avry-devant-Pont. Ce choix n'est pas un hasard?
C’est le village où j’ai grandi, mes parents habitaient là-bas quand je suis né (Ndlr: Jacques Doutaz a une soeur aînée). C’est chez moi. C’est là où j’ai été baptisé, où j’ai fait ma première communion, ma confirmation. J’ai été d’abord pas mal d’années enfant de chœur comme beaucoup, puis lecteur et sacristain jusqu’à l’été passé. C’est une église qui m’est assez chère, j’y ai passé pas mal de temps. Pour la population du village, c’était important aussi qu’ils voient le produit fini, même s’il n’est pas fini (rires).
Une première messe solennelle à 44 ans. Peut-on parler de vocation tardive? Je dis toujours en rigolant que c’est peut-être une vendange tardive d’un cépage précoce. Effectivement, les premières questions vocationnelles se sont posées à l’âge de 15 ans, à un moment très précis lors d’une retraite à l’Hospice du Simplon, le week-end de la Pentecôte. A l’époque, cela m’est un peu tombé dessus. Je ne savais pas trop quoi en faire, j’avais mon Bac à passer et de toute façon quatre ans devant moi. Je me suis dit: ne nous excitons pas avec ça, on verra bien. Par la suite, je n’ai pas vraiment eu l’impression qu’il y avait confirmation de cette vocation-là. Je n’ai pas claqué la porte ou tourné le dos à la chose, mais comme le fruit n’était pas mûr, j’ai taillé ma route et c’est 22 ans après, un Jeudi saint, que j’ai eu le même effet qu’au Simplon. Cette fois, je me suis dit que je n’hésitais plus. Donc, c’est clairement une vocation tardive si l’on regarde l’âge auquel je suis ordonné. En revanche, il y a eu des balbutiements assez précoces.
Dans l’idéal, vous préféreriez exercer votre ministère en ville ou à la campagne?
La réponse, ce serait de dire: là où l’évêque nous envoie, parce qu’on est obéissant. Je viens d’un contexte rural et mon métier avait plus tendance à me sortir des villes, encore que j’aie fait mes études à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) et travaillé trois ans dans cette ville. Je me sens très campagnard. Pourtant, si je fais le compte des années que j’ai passées en ville, ce n’est pas rien. J’ai l’habitude par ailleurs de m’adapter. En plus, à l’heure actuelle, on pense de plus en plus région, que ce soit pour les sociétés locales ou les paroisses. Les gens se déplacent plus facilement. Il est donc inéluctable et logique de mettre l’accent sur les villes où le bassin de population est plus grand. Même si cela fait un peu mal au cœur parce que les petites paroisses de campagne me sont quand même chères, on ne peut pas aller à l’envers du bon sens.
«Si j’étais tombé amoureux par exemple d’une fille qui habite en Nouvelle-Zélande, j’aurais peut-être aussi tout planté pour la suivre.»
Entrer au séminaire à 37 ans, alors qu’on a un parcours professionnel tout tracé, c’est un choix courageux quelque part? Courageux, je ne sais pas. C’est un grand changement, c’est sûr. Cela peut paraître un peu paradoxal, mais je crois sincèrement que si je n’avais pas aimé ce que je faisais avant, je n’aurais pas osé changer. Je n’avais aucune raison objectivement de changer de voie. Si j’avais eu l’impression que je fuyais quelque chose, je ne l’aurais pas fait. Quand on voit l’état actuel de l’Eglise et toutes les critiques qu’il y a sur les prêtres, on ne choisit pas cette profession-là pour s’occuper parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre. La vocation était là et au bout d’un moment on se dit qu’il faut quand même prendre le temps de creuser la chose et de prendre cela au sérieux. En fait, c’est comme ça que j’ai changé. Et puis, le parcours est long: entre le moment où on entre en année de discernement et l’ordination, cela fait sept ans. Sept ans où on a le temps de tester si on est à notre place ou pas, à notre avis, mais aussi celui des formateurs du séminaire s’ils se rendent qu’on n’est pas faits pour ça. Cela m’a un peu rassuré. Quand tu es parent et que tu as un enfant, tu ne sais jamais non plus sur quel numéro tu tombes. C’est aussi un plongeon dans l’inconnu même si c’est moins usuel d’entrer au séminaire que de se marier et d’avoir des enfants mais il n’y a pas moins d’incertitudes.
Pas de regrets donc d’avoir abandonné votre métier de base?
Oui et non. J’avais effectivement de belles perspectives devant moi. Maintenant, si j’étais tombé amoureux par exemple d’une fille qui habite en Nouvelle-Zélande, j’aurais peut-être aussi tout planté pour la suivre. Cela aurait aussi été un grand risque. Les vocations, c’est un peu spécial car si l’on ne croit pas que Dieu existe, on n'a aucune chance de comprendre. Mais moi je le vis comme une rencontre. Une rencontre est rarement un truc très planifié et qui passe uniquement par le rationnel. Ce n’est pas un calcul ou un plan de carrière. Il n’y a pas que le cerveau qui parle, il y a aussi le cœur.
A propos de cœur, le célibat n’a pas été un frein à votre reconversion? Pour le coup, ce n’est finalement pas un mal de ne pas entrer à 20 ans au séminaire. Cela laisse un peu de temps pour réfléchir. La question du célibat, il est vrai, revient tout le temps. C’est souvent la première qu’on nous pose. Si on n’y voit qu’un renoncement, cela n’a effectivement aucun sens. On n’est pas là pour le plaisir de se priver. Si on envisage le célibat comme un espace, une place, une disponibilité pour autre chose, on ne voit tout à coup plus seulement le non mais aussi le oui qu’on pose. Je ne nie pas qu’il y a un renoncement, je dis qu’il n’y a pas seulement un renoncement. Il y a un équilibre à trouver. On a tendance à opposer de manière un peu rapide la vie de couple et l’engagement au sacerdoce ou à la vie religieuse. Je suis peut-être naïf mais je suis convaincu qu’il y a beaucoup plus d’analogies, de similitudes entre les deux que ce que l’on imagine. Ce qui est difficile, c’est pour l’essentiel la fidélité à l’engagement qu’on a pris dans les deux cas, où on va forcément rencontrer des moments de crise et où on se demandera si on a fait le bon choix. C’est en serrant les dents quand on a l’occasion d’aller voir ailleurs que l’on vérifie si on a fait le bon choix.
Être célibataire, c’est aussi être disponible?
Effectivement, la charge de travail ne va pas en diminuant. Quand je vois l’agenda d’un curé modérateur d’une Unité pastorale, une UP comme on dit, c’est vrai qu’avec une famille il devrait pas mal jongler pour passer suffisamment de temps avec sa femme et ses enfants. Cela dit, c’est un argument de convenance car dans les faits il y a aussi des médecins ou des capitaines d’industrie qui ont des horaires énormes et qui arrivent à concilier vie professionnelle et vie de famille. En soi, ce serait possible d’imaginer un fonctionnement qui laisse plus de place pour la vie privée. Dans les faits, comme on n’a personne qui nous attend à la maison, on peut fixer des rendez-vous avec les gens le soir sans avoir de comptes à rendre. C’est pratique. Il faut toutefois être lucide, le fait de ne pas avoir de vie de famille, cela a aussi des conséquences négatives parce que l’on est majoritairement envoyé vers des gens qui ont une vie de couple ou de famille et le but est quand même de comprendre un peu les réalités qu’ils vivent au quotidien. Là aussi, il y a un équilibre à trouver. J’ai l’impression toutefois qu’on peut être célibataire sans être complètement déconnecté des gens qu’on côtoie.
«L’ordination si l’on y croit, c’est indélébile. On donne en principe son cœur pour la vie.»
Devenir prêtre à 44 ans, c’est un avantage ou un inconvénient?
En termes de maturité, j’ai vécu deux ou trois choses que je n’aurais pas vécues si j’avais été ordonné jeune. Bêtement, le fait d’avoir eu un travail, de devoir s’organiser dans ses journées et d’avoir quelques responsabilités, ce n’est pas un truc qui est complètement nouveau pour moi. C’est donc plutôt positif. Le fait de pouvoir se mettre un peu à la place des fidèles aussi. Pour le négatif, ben voilà, j’ai déjà quelques faux plis qui sont pris (rires). Je suis moins malléable, moins souple peut-être, je ne sais pas. La seule chose que je sais est que je ne peux pas remonter le temps. Je ne peux donc qu’envisager l’avenir. On est aussi dans une société où les réorientations sont de plus en plus courantes. On voit des banquiers reprendre un food-truck ou devenir vignerons par exemple. Ce n’est donc pas un cas de figure exceptionnel de changer de voie à la fin de la trentaine, sans parler pour autant de crise de la quarantaine.
Après ingénieur forestier et prêtre, un autre changement professionnel n’est donc pas à exclure?
L’ordination si l’on y croit, c’est indélébile. On donne en principe son cœur pour la vie. Mais cela ne nous met pas à l’abri de toute surprise. Le mariage, c’est la même chose aussi même si on sait que cela ne se passe pas toujours exactement comme prévu. En tout cas, je ne le fais pas de manière transitoire. Dans ma tête, c’est fait.
Être prêtre, cela laisse du temps pour autre chose à côté? Comme prêtre, je vais avoir des horaires très éclatés, avec pas mal de rendez-vous en soirée et de sollicitations le week-end. Dans notre ministère, on essaie de prendre congé le lundi. Il faut trouver un équilibre grâce à d’autres activités, des hobbys. Pour moi, c’est le grand air, la nature. Quand je m’accorderai une pause, je n’irai pas faire du shopping. J’irai me balader en montagne ou en forêt.
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